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L’évacuation du politique – Entretien avec Enzo Traverso

Où sont passées nos utopies ? Depuis la fin du régime soviétique, proposer un projet de société hors des normes du capitalisme semble inimaginable. Nous habitons dans un monde néolibéral. Qu’on se le dise. Depuis son arrivée en France en 1985, Enzo Traverso n’a cessé de critiquer la réinterprétation partiale et partielle de l’histoire du XXe siècle menée par une école de pensée anticommuniste. Souvent isolé face à cette tendance de l’intelligentsia française, l’ancien étudiant d’extrême gauche italien devenu professeur de sciences politiques à l’université d’Amiens n’a pas acquis sa reconnaissance dans l’Hexagone. Sa pensée et son engagement dérangent les tabous français, notamment lorsqu’il fait des massacres coloniaux un laboratoire des violences nazies. Au regard de ses travaux sur le nazisme, le totalitarisme et les intellectuels juifs et marxistes, cette marginalisation est grotesque. C’est sur le terrain des idées qu’il mène sa lutte contre l’hégémonie néolibérale.

Vous relevez (1) une « surabondance mémorielle » dans les sociétés occidentales depuis la chute de l’URSS. Est-ce cette saturation de références au passé qui empêche de s’engager au présent ?

Enzo Traverso : Notre incapacité à nous projeter dans l’avenir est due au poids cumulatif de toute une série de défaites. La fin de la guerre froide a signifié bien plus que la chute du communisme comme régime politique. Il ne suscitait d’ailleurs plus d’enthousiasme, surtout auprès des nouvelles générations dont la radicalité politique s’exprimait autrement. La fin du communisme symbolise ce que j’appelle l’« éclipse des utopies ». L’historien allemand Reinhardt Koselleck percevait la dynamique historique comme « une tension entre le champ d’expérience du passé et l’horizon d’attente du futur ». Ce fil a été rompu. L’horizon d’attente a été englouti. Le champ d’expériences occupe toute la place. On se retourne donc vers le XXe siècle comme sur une époque révolue que l’on transforme en objet de mémoire esthétisé, neutralisé, prêt à être consommé. Dans cette construction mémorielle, la figure de la victime prend de plus en plus de place.

Que signifie cette valorisation de l’image de la victime ?

L’héroïsation de la figure de la victime masque la mémoire des vaincus. Ces derniers sont pourtant des acteurs du XXe siècle qui se sont engagés résolument dans l’Histoire. La victime n’est pas un sujet historique : elle subit l’Histoire. Assimiler victimes et vaincus, c’est effacer toute notion d’engagement politique. Par exemple, la guerre civile espagnole est aujourd’hui réinterprétée non plus comme un conflit entre démocratie et autoritarisme, ou entre révolution et contre-révolution, mais comme une sorte de génocide, de crime contre l’humanité dans laquelle il n’y a que des exécuteurs et des victimes. Cette lecture appauvrissante de l’histoire réduit le XXe siècle à une seule grande catastrophe humanitaire. Et je ne sais pas s’il reste quelque chose d’intelligible…

Cela participe de notre incapacité de concevoir un projet politique ?

L’année dernière, on a vu dans les pays arabes une série de révolutions que personne n’attendait. Elles ont été le fait d’une nouvelle génération d’acteurs de la vie politique. L’exigence était claire : liberté et démocratie. Mais ces mouvements ne pouvaient pas se dire socialistes, car le socialisme a échoué ; ils ne pouvaient pas se dire nationalistes, car le panarabisme appartient au passé. Pas religieux non plus, car la vague islamiste des années 1990 s’est épuisée (même si elle peut être récupérée sur le plan électoral auprès d’une opinion qui ne s’est pas mobilisée contre les dictatures). C’était des mouvements orphelins de toute idéologie. Ils ont renversé des dictatures, et c’est énorme! Mais, aujourd’hui, ils peinent à définir un véritable projet de société. L’usure de toutes ces utopies amène une forme d’autocensure qui demeure, même aujourd’hui malgré cette crise financière qui est pourtant une crise du capitalisme. Il faut reconnaître que tous les mouvements sociaux et les formes de contestation qui ont tenté de s’opposer au néolibéralisme ces dernières années ont été incapables de dessiner une alternative.

Il est aussi très difficile de trouver des mots d’ordre pour renverser l’ennemi ? Un dictateur est un dictateur, on peut lui dire : « Dégage ! » Comment rejeter un capitalisme omniprésent ?

Il faut être conscient d’une chose si l’on veut remettre en cause le système actuel. Michel Foucault l’avait bien senti : la domination que subit la population est une domination biopolitique qui impose un contrôle sur la vie des individus par le biais de normes comme celle, par exemple, de la rentabilité. Refuser ces normes, c’est s’auto-exclure. Nous ne sommes plus dans des dictatures fascistes qui écrasent la résistance en usant de force et de violence. La domination est sous-jacente et intériorisée. Herbert Marcuse l’exprimait clairement dans L’Homme unidimensionnel : le capitalisme est un système d’aliénation qui impose la domination en satisfaisant les besoins et les désirs. Nous sommes prisonniers du monde réifié de la marchandise, des biens de consommation, du matériel… La soumission culturelle aux normes du néolibéralisme est profonde ! Elle dépasse de loin la remise en cause de la politique de la droite française aux prochaines élections. Il faut être capable de s’en émanciper pour espérer forger les outils politiques d’un combat.

Cette domination s’insinue profondément dans le langage. Depuis les années 1970, la doctrine libérale s’est construite sur un antitotalitarisme qui renvoyait dos à dos fascisme et communisme. Elle s’est accaparée toute la sémantique de la liberté et a approfondi la confusion originelle entre libéralisme politique et libéralisme économique. Il est difficile aujourd’hui de trouver des mots permettant de dénoncer le système du capitalisme. Il faut avoir recours à une série de néologismes un peu flous comme « néolibéralisme », « ultralibéralisme »… Comment dépasser cela ?

Ça ne peut pas s’élaborer de manière abstraite. La formation de nouvelles catégories ne peut être que le résultat de processus internes à la société. Dans l’entre-deux-guerres, on a dû faire face à une réalité nouvelle et on a créé le concept de totalitarisme. On l’a peu à peu chargé de sens. Nous sommes devant la même exigence aujourd’hui, mais nous peinons à appréhender le présent que nous avons sous les yeux.
Regardons ce qu’il se passe en Grèce. On assiste à l’évacuation du politique. Le pays est désormais géré par la BCE et le FMI, c’est-à-dire la finance, qui ont leurs émissaires à Athènes et exercent un contrôle permanent sur le gouvernement. C’est l’illustration du « comité d’affaires de la bourgeoisie » qu’imaginaient Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Un état d’exception qui impose la gestion par la finance de la vie sociale et politique. C’est quelque chose de nouveau. La Grèce n’est qu’un laboratoire social où l’on teste des tendances vouées à être généralisées. Les interviews de Mario Draghi, le nouveau président de la BCE, dans la presse américaine sont très claires (2). Les Grecs protestent légitimement contre ce projet de destruction de leur État social. Mais, pour l’instant, leur contestation n’a pas réussi à exprimer un véritable projet politique.

N’est-ce pas dans ces moments de rupture et de bouillonnement politique que sont les manifestations en Grèce, les révolutions arabes ou le mouvement des Indignés, que peuvent se bâtir les nouvelles catégories ? Les nouvelles générations arrivent en politique avec de nouvelles idées ?

Je l’espère mais jusque-là je n’ai pas vu émerger grand-chose. En Espagne, les Indignés ont créé une sphère politique très créative, mais elle n’est pas parvenue à supplanter l’ancienne. C’est la droite de Mariano Rajoy qui a remporté les élections législatives de l’automne dernier. On ne peut pas passer à côté de ce constat.
Les jeunes sont les plus exposés à une contradiction entre un grand accès à la culture, au savoir et à la communication, et une marginalisation sociale qui s’accentue. C’est ce qui explique l’apparition de ces mouvements et ça peut laisser espérer des innovations politiques. Mais il ne faut pas oublier que ces générations, contrairement aux précédentes, n’ont connu que la précarité. Ce sont eux, d’une certaine façon, qui ont le plus intériorisé la conception néolibérale de ce que Max Weber appelait la Lebensführung. Cette « conduite de vie » exige que chacun gère son existence comme une entreprise. Ce rythme imposé modèle les esprits pour qu’ils fonctionnent selon des critères d’individualisme, de compétition et de « flexibilité » qu’il est difficile de dépasser.

Définir le néolibéralisme comme unique ennemi ne risque-t-il pas de dissimuler la menace de la montée de l’extrême-droite dans les démocraties ?

Ce à quoi il faut faire attention, c’est à la capacité de l’extrême droite à se renouveler. Elle n’est plus ce qu’elle était dans l’entre-deux-guerres. Le contexte est différent. La crise économique révèle la fragilité extrême d’une Union européenne politiquement inexistante et cela entraîne un repli nationaliste. Mais les États européens ne sont plus ceux des années 1920. Ils avaient alors à peine une dizaine d’années et ils étaient déjà menacés par une alternative de société, voire de civilisation, incarnée par l’Union soviétique. Les conditions étaient beaucoup plus explosives. L’extrême-droite prenait un aspect fasciste profondément antidémocratique. Aujourd’hui, je ne vois rien de tout cela dans les partis d’extrême-droite des pays d’Europe de l’Ouest. Leur point de convergence actuel, c’est l’islamophobie. C’est de cela qu’il faut partir.

Vous dites que le stéréotype de l’Arabe n’a fait que remplacer le stéréotype du Juif. C’est le même processus d’exclusion.

C’est vrai, mais ce message xénophobe a été reformulé sous couvert de défense des droits de l’homme et des droits des minorités. C’était le credo de Pim Fortuyn ouvertement homosexuel et leader de l’extrême-droite hollandaise dans les années 2000. En France, le Front national est maintenant dirigé par une femme. C’est un grand changement culturel ! La montée de l’extrême-droite doit beaucoup à sa capacité de se donner une image respectable. Marine Le Pen, ce n’est pas Mussolini qui se moque des élections, ou Hitler qui annonce la dictature de la race aryenne. Je ne dis pas ça pour banaliser le danger de l’extrême-droite. Si Marine Le Pen accédait au deuxième tour de l’élection présidentielle, ce serait un énorme problème, plus encore qu’en 2002, car la situation économique n’est plus la même. Mais il faut être conscient de cette évolution pour agir efficacement sans se tromper de cible. L’arsenal de l’antifascisme traditionnel n’est plus adapté pour combattre cette nouvelle extrême-droite.

On en revient à la nécessité de créer de nouvelles catégories politiques et de nouveaux outils de lutte. Ce manque n’est-il pas lié à une rupture entre les intellectuels et les mouvements sociaux ? En 1995, Pierre Bourdieu pre- nait la parole au milieu des grévistes de la gare de Lyon pour les assurer de son soutien, mais depuis…

En France, depuis les années 1980, le reflux des mouvements politiques a poussé la pensée critique à se réfugier dans l’Université. C’est encore plus visible aux États-Unis. La pensée critique a subsisté, repliée dans les campus et dans quelques autres lieux isolés d’un monde qui lui est plutôt hostile. En Europe, le vide du débat politique a laissé la place à un débat philosophique très radical animé à l’Université par des penseurs comme Jacques Rancière, Alain Badiou, Slavoj Žižek, Toni Negri, Giorgio Agamben et d’autres. Mais si la réflexion de Rancière sur la démocratie n’est pas en relation directe avec certains mouvements sociaux actuels qui tentent de pratiquer une nouvelle forme de démocratie, ce n’est pas la faute de Rancière – c’est plutôt l’expression d’une situation générale.
L’Université n’a pas été préservée de l’« hégémonie » néolibérale, pour parler en termes gramsciens. Là réside la différence avec l’époque durant laquelle j’étais étudiant. L’habitat intellectuel était alors marxiste, même si on vivait dans une économie capitaliste.
Aujourd’hui, le lexique et la présentation de n’importe quel diplôme universitaire sont ceux de la communication d’entreprise. Les équipes du CNRS doivent elles aussi être « innovantes, dynamiques et compétitives ». Il y a quinze ans, on aurait pris ça pour de la parodie. On produit des connaissances et du savoir à l’intérieur d’un dispositif qui est construit pour préserver l’ordre social, non pour le critiquer ou le contester. Inévitablement, cela aura des conséquences dans l’avenir.
Il faut aussi prendre en compte le fait que le champ universitaire s’est transformé. On ne peut plus le considérer comme une tour d’ivoire. Les mouvements des universitaires au printemps 2009 contre la réforme des universités ont montré une prolétarisation de la figure de l’intellectuel. Les universitaires se sont retrouvés à faire grève pour leurs droits de la même façon que les autres fonctionnaires et ils ont été méprisés par le gouvernement de la même façon.
Je ne serais pas étonné qu’une vague de contestation sociale et politique parte de l’Université. Les contradictions vont aller en s’amplifiant. La réforme de l’autonomie des universités prévoyait d’apporter toute une série de corrections pour adoucir la contestation. La mise en concurrence devait s’accompagner d’avantages financiers comme l’obtention de crédits supplémentaires ou de salaires plus élevés.
Mais les caisses étant vides du fait de la dette et de la crise financière, on ne fait depuis trois ans que remplir des formulaires d’auto-évaluation qui ne servent à rien, à part comptabiliser ce qui ne peut pas l’être.

Vous avez, avec d’autres, lancé un appel à soutenir le mouvement grec. Vous appelez, à « aller très vite vers la formation d’un comité européen des intellectuels et des artistes pour la solidarité avec le peuple grec qui résiste. »(3). Les intellectuels et les artistes peuvent-ils jouer un rôle moteur dans la contestation de la dictature financière qui se met en place en Grèce ?

Ce qui se passe en Grèce n’est que l’expression visible du projet de société que l’on cherche à imposer partout. Cet appel indique une perspective, car le problème touche la planète dans son ensemble et l’Union européenne en particulier. C’est donc normal de se poser la question de la construction d’un mouvement à l’échelle européenne. La fédération des artistes et des intellectuels au sens le plus large du terme me semble nécessaire et quasi naturelle pour construire des moments de réflexion communs. Cela n’a rien de velléitaire et j’espère que cet appel aura un bel écho ; mais, bien sûr, il faut plus qu’un appel pour changer la situation.

Quel rôle peut avoir un intellectuel aujourd’hui ?

Son rôle est non seulement de forger des outils pour interpréter une réalité en mutation et tenter de se connecter à des mouvements sociaux qui sont en train de se constituer, mais aussi de redéfinir son identité. Les anciennes représentations de son rôle social héritées du XXe siècle sont insatisfaisantes. L’intellectuel organique de Gramsci qui se faisait le porte-voix d’une classe sociale, l’intellectuel législateur de Zygmunt Bauman chargé de définir l’horizon éthique du débat public, tout ça ne fonctionne plus. Même la notion foucaldienne de l’intellectuel spécifique, que certains comme Gérard Noiriel reprennent, me laisse assez perplexe. Elle fait trop de concession à la vision de l’intellectuel comme spécialiste, expert, technicien de la pensée.
Cette image du spécialiste que l’on écoute dans des « débats télévisés » est une parodie fabriquée par le système médiatique. L’espace public s’en trouve réduit à un circuit de la marchandise : bien souvent, un intellectuel présente son livre dans les médias appartenant au groupe qui l’a édité. La notion d’industrie culturelle de Theodor Adorno s’applique ici parfaitement : ce qui compte n’est plus le contenu du livre mais sa valeur d’échange, sa capacité à générer un profit économique. Si l’on veut refonder une fonction de l’intellectuel, il faut le faire en dehors de ce circuit.
Mais on n’est pas non plus obligé de diffuser des écrits sous le manteau, comme dans la Pologne de Jaruzelski. Il est encore possible de se faire entendre. Ça implique de faire des concessions, mais on peut passer par des maisons d’édition militantes qui sont dans des logiques de rentabilité totalement différentes de celles des grosses maisons d’édition. L’ampleur de la diffusion est limitée, mais si ces maisons sont encore là, c’est qu’elles vendent un certain nombre de livres. Et ça permet de structurer un espace public alternatif.

Ça revient à maintenir une bougie de pensée alternative dans l’habitat intellectuel néolibéral jusqu’à ce que la bougie embrase la maison…

Je ne veux pas donner l’impression d’un pessimisme cosmique ou de refuser toute action parce qu’on est sous la coupe d’un néolibéralisme tentaculaire ! Non, l’Histoire nous apprend que les situations peuvent soudainement se renverser. On l’a vu dans le monde arabe. Pourquoi cela ne pourrait-il pas se reproduire en Europe ?
Mais il faut comprendre la situation. Nous sommes dans une phase de transition où chacun doit essayer de trouver sa place. Il faut le faire avec modestie. Il faut prendre des risques. Peut-être, lorsque des mouvements parviendront à structurer de nouveaux espaces publics, pourra-t-on s’inscrire dans cette réalité nouvelle. Pour l’instant il faut être conscient de ce qui nous entoure et agir en conséquence

1. Le Passé mode d’emploi, Paris, La Fabrique, 2005 ; L’Histoire comme champ de bataille, Paris, La Découverte, 2011.
2. Voir interview par le Wall Street Journal mis en ligne le 23 février 2012 sur l’un des blogs du journal : http://blogs.wsj.com/eurocrisis/2012/02/23/qa-ecb-president- mario-draghi/
3. « Sauvons le peuple grec de ses sauveurs » : www.editions- lignes.com/sauvons-le-peuple-grec-de-ses.html

Cet entretien a été publié dans la livraison 89 de la revue Cassandre/Horschamp

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