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Ce que j’attends du théâtre

Si l’avant-garde existe encore, où et comment agit-elle ? Au théâtre, dans la bande dessinée, avec la performance ? Oui, mais à condition que de nouveaux possibles s’ouvrent, que l’expérience soit nouvelle et qu’elle nous renouvelle…

Une communauté fermée

Que peut-on opposer aux recettes toutes prêtes de la consommation culturelle ? Loin des lieux étriqués dans lesquels l’expression culturelle est tolérée pour mieux y être étouffée, il existe encore probablement des espaces dans lesquels l’acte artistique peut faire scandale et remuer une société oppressive. Mais au delà de cet art de l’urgence, dans lequel la notion d’avant-garde peut encore jouer un rôle, l’expérimentation semble s’imposer comme une ouverture salutaire et nécessaire à un art et une société paralysés par des normes de plus en plus asphyxiantes.

Qu’est ce que j’attends du théâtre ? Cette question me sautait à la gorge à la sortie de la représentation parisienne d’une pièce dont je ne me rappelle ni le nom, ni l’auteur. Même si cet oubli doit tout aux capacités limitées de mon cerveau, il fait de l’anecdote un cas général et témoigne aussi d’une lassitude. La scène à tendance a se répéter ces derniers temps. Nombreux sont ces moments de solitudes, à la sortie du théâtre, sur le trottoir baigné des fumées de cigarettes et autres vapoteurs, où je m’enfonce dans le scepticisme alors que les murmures enthousiastes, qui fusent autour de moi, me piquent les yeux.

Qu’est ce que j’attends du théâtre ? Puisque visiblement, à en juger par les réactions de ce par-terre, cette pièce fonctionne. Je dois le reconnaître elle n’est ni plate, ni mauvaise. Il y a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour qu’elle soit réussie : un peu de farce, un peu de philosophie, quelques vers de poésie, un peu de danse contemporaine et de corps dénudés sans vulgarité, beaucoup de théâtre classique et quelques private jokes pour un public averti – un passage moyennement connus de la tirade d’Hamlet dissimulé comme un petit trésor pour les fins connaisseurs qui ne manquent pas de s’en gausser, tout fiers de montrer leur savoir. Durant la représentation, je me suis distancié un instant de mon rôle de spectateur. Juste le temps pour le comédien principal d’une aparté faisant se gondoler la salle : “on n’est pas au festival d’automne ici, on n’est pas là pour se montrer”. Pan ! Dans les dents les Michel Guy, Crombecque et Demarcy-Mota !

Que ce serait-il passé si je venais au théâtre par hasard. Si je ne savais pas ce qu’était le Festival d’automne et ne connaissait pas les noms de ses trois principaux directeurs. Si ma professeure d’anglais en Hypokhâgne ne m’avait pas obliger à apprendre par cœur et avec douleur la tirade d’Hamlet… “Ay, there’s the rub !” dirait ce dernier. Oui, “c’est là que le bat blesse”.

Si j’avais été ignorant de ces codes, je n’aurais rien compris. Je serais resté en marge du spectacle, obligé de contempler tous ces gens rire sans moi. Et de “rire sans moi” à “rire de moi”, il n’y a qu’un pas. Bref, je me serais senti exclu de cette charmante, riante et intelligente communauté fermée sur elle même et son capital culturel, dont les membres sont si heureux de se prouver mutuellement leur appartenance à cette bonne société bourgeoise du public parisien.

Un manque criant d’originalité

Qu’est-ce que j’attends du théâtre ? Au moins qu’il ne répète pas une recette éculée, conçue dans le seul but de satisfaire ce public là, s’assurer de bonnes critiques à France Culture et Télérama et garantir les différents taux dont raffolent les tutelles financières :le taux de remplissage de la salle, celui de renouvellement des abonnements ou celui d’auto-financement.

Soyons magnanimes, le théâtre n’a pas l’exclusivité de cette pratique. Les éditeurs de la petite maison de la 5e Couche ont montré magistralement en 2009 que la bande-dessinée était loin d’être préservée. Déplorant les finances fragiles de leur association alors que les gros éditeurs profitent d’un marché porteur, ils ont créé de toutes pièces un best-seller censé reprendre les “invariants qui permettent de faire parler un peu de soi dans les médias et vendre. Des filles qui racontent leur histoire avec un peu de fesse, par exemple. Et les lecteurs aiment encore mieux si ça fleure bon l’authenticité.” (1). Résultat : 1h25, une autobiographie factice, une auteure très probablement factice, des médias conquis, un succès de librairie. Un deuxième tome est paru deux ans plus tard, révélant à mots à peine masqués la supercherie.

Le monde de l’art, celui qui est visible, rentable et facilement accessible, est peuplé de ce type de produits conformistes. Que peut-on y opposer, si l’on ne s’en satisfait pas ?

L’avant-garde, contre le conformisme brutal et l’oppression

Pourquoi pas le scandale comme ça a été longtemps le cas dans l’histoire de l’art ? Un acte artistique qui provoquerait au contraire une rupture tant esthétique que sociale qui bouleverse notre représentation du réel, voire de la société et de ses modes de fonctionnement. Même en un temps où les images de conflits se répandent librement sur les internets et que les pires pornos sont accessibles en quelques clics, il existe – sans parler des bigots qui crient au blasphème devant les scènes de la capitale où l’on touche à Jésus – encore des œuvres d’art qui choquent.

On a pourtant du mal à croire qu’une provocation dans un théâtre où n’entre qu’une certaine frange de la population et disposant d’une exposition médiatique toute relative puisse avoir une quelconque influence sur l’ensemble de la société. Fini le temps où le public du théâtre bourgeois faisait et défaisait le monde. Les scandales d’aujourd’hui se déploient dans une caisse de résonance plus vaste : Internet.

Dans ce cadre, penser les performances des Pussy Riot comme des scandales artistiques du 21e siècle, comme le propose la Viennoise Christine Gaig dans sa proposition de chorégraphie documentaire 2nd nature nous préserve d’une focalisation sur notre vieil Occident. Avant-garde politique autant qu’artistique, le collectif remue et provoque les normes d’un pays dont les institutions politiques s’enferment dans une réaction tragique. Directement confrontées à la violence et à la répression, les artistes considèrent évoluer dans un champ militarisé. Le nom du collectif Voïna, dont sont issus certains membres des Pussy Riot et qui s’est rendu célèbre pour ses actions anti-Medvedev et anti-Poutine – entre-autres le dessin d’un phallus de 65 mètre de long sur le pont faisant face aux locaux du service fédéral de sécurité à Moscou – signifie “Guerre” justement. Là où le combat est clair, l’artiste peut être aux côté des autres citoyens engagés à l’avant-garde de la lutte contre le conformisme brutal et l’oppression.

L’avant-garde, une prétention intellectuelle

Mais dans notre bon vieil occident, cet étendard de l’avant-garde porte les marques d’un siècle désormais révolu. Un siècle qui fleure bon l’autocratisme, la psychologie des foules et l’héroïsme guerrier. Un siècle dans lequel il fallait que la masse, cette force incontrôlable et peu ragoûtante, qui venait bouleversé la domination des élites, soit tirée vers le haut par une poignée de visionnaires providentiels. Il n’y a avant-garde que là où il y a expansion, conquête et mission civilisatrice et donc territoires à coloniser, ennemis et sauvages méprisables. Il n’y a avant-garde que là où il y a croyance dans le progrès indéfectible de l’humanité ou de l’occident conquérant. Auschwitz a balayé cette croyance. Tchernobyl et Fukushima l’ont achevé.

Expérimentons !

Le climat de crise permanente auquel nous sommes confronté suscite l’impératif de l’expérimentation. Une notion intrinsèque à l’art qui fait pourtant trop souvent défaut dans un milieu culturel replié sur lui-même, qui laisse les artistes aux abois, sans autres choix que de servir la soupe attendue pour s’assurer un revenu minimum.

Et c’est là, peut être, ce que j’attends que l’acte artistique : qu’il fasse émerger des processus nouveaux. Plus que d’être chamboulé par une œuvre, j’attends que l’artiste ouvre par sa pratique un espace de possibles libéré des contraintes habituelles de la société. Un lieu où les solutions apportées aux tensions ancestrales entre l’individu et le collectif puissent être renouvelées. Pour moi, l’artiste est un Socrate qui s’applique à créer des marges, imaginaires ou matérielles. Maïeuticien, il laisse émerger dans ces failles des expressions provenant d’espaces, pour moi lointain de la société, que je n’aurais sans cela jamais pu percevoir. L’art comme catalyseur d’expériences. L’artiste comme passeur et transgresseur de barrières qui nous empêchent de nous rencontrer, nous, tous, humains.

(1) Judith Forest, Momon, Apostille à 1h25, La cinquième couche, p. 77.

Cet entretien a été publié dans la livraison 94 de la revue Cassandre/Horschamp au printemps 2014

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