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Du grand reportage au slow-reportage

Dans les dernières minutes de son film Veillées d’armes réalisé en 1993 au moment de la Guerre de Bosnie, Marcel Ophüls interpellait ainsi le reporter de guerre Patrick Chauvel :

Marcel Orphuls (citant un livre) : « ’’Je suis d’un tempérament pessimiste, je ne vois guère d’avenir pour le photojournalisme’’.

Patrick Chauvel : Moi si j’étais pessimiste je ne verrais que de l’avenir pour ce que l’on fait, parce qu’on n’est pas prêt d’être au chômage avec ce qui se passe.

Marcel Orphuls : Non, il voulait peut être dire autre chose, c’est qu’à partir d’un certain moment les gens ne veulent plus voir de choses désagréables.

Patrick Chauvel : On va s’en occuper, ils verront. (…) Mais c’est vrai que Caroline de Monaco vend mieux que le bosniaque moyen. Elle est plus jolie. »

Extrait du film Veillées d’armes réalisé en 1993 par Marcel Ophüls

Déjà dans les années 1990 la question de la fin du grand reportage, ou au moins du photoreportage, semblait se poser. La saturation du public pour des images de détresse et la concurrence du divertissement légitimaient l’interrogation. Mais Patrick Chauvel, porté par son optimisme, est toujours là. Il couvrait encore, au printemps dernier, les insurrections en Lybie pour tester un nouvel équipement multimédia. Le grand reportage bouge donc encore. Mais serait-ce son dernier sursaut ?

Pour pouvoir ébaucher une réponse, il faut savoir ce que l’on entend par « grand » reportage. On le sait, le reportage en lui-même est considéré comme une technique de journalisme regroupant toutes ses méthodes dans le but de « rapporter » ce qu’il entend et ce qu’il voit. C’est ainsi que le définit en tout cas l’Encyclopedia Universalis. Une frontière différencierait le petit reportage, attaché au faits divers locaux, et le grand reportage qui trouve son prestige dans sa relation étroite avec l’étranger, dans l’ampleur de ses enquêtes, dans le caractère sensationnel du sujet abordé et sûrement aussi du fait de l’imaginaire qui entoure le personnage du Grand Reporter depuis le grand voyageur de la Renaissance jusqu’au photographe baroudeur de la fin du siècle dernier.

Si le grand reportage est menacé, c’est donc l’une ou l’ensemble de ces quatre dernières caractéristiques qui est, aujourd’hui, remise en question par un contexte politique, économique et culturel particulier. La situation est en effet préoccupante. Mais il ne faudrait pas qu’elle dissimule certaines évolutions des pratiques journalistiques et des attentes du public qui laissent présager une timide renaissance.

Extrait du film Veillées d’armes réalisé en 1993 par Marcel Ophüls

Marcel Orphuls : Est-ce que [l’audimat] n’amène pas des contraintes (…) Quand vous décidez de passer Alain Prost en premier, c’est votre choix ?
Patrick Poivre d’Arvor : Hm hm. C’est mon choix.
Marcel Orphuls (…) Après ce référendum en Russie, où tout le monde attend, ce que va faire Eltsine par rapport aux serbes, et bien vous passez des reportages sur des français. Des Français qui ont gagné à Monte-Carlo.
Patrick Poivre d’Arvor : Vous n’avez pas le droit de dire ça. Marcel. D’ailleurs, il se trouve que je ne présentait pas le journal ce jour-là…

Le grand reportage sur la touche

La prise en charge des transports, du matériel, du défraiement sur place, des guides… rend le coût de production d’un reportage à l’étranger inaccessible aux petites structures. Or les chiffres d’affaires des grands médias généralistes, ceux des quotidiens en tête, sont en berne. Les revenus qu’ils tirent de leur site Internet ne leur permettent pas de compenser le manque à gagner que provoque la fuite de leurs annonceurs vers les journaux gratuits ou les annonces ciblées d’Internet. Les grands groupes de télévision résistent mieux, même si les audiences baissent du fait de l’augmentation des chaînes du câble et de la TNT.

En France comme à l’étranger, ces groupes de médias ont misé sur une diversification de leurs sources de revenus qui grève leur indépendance et la clarté de leur offre éditoriale. La web-boutique du Bild Zeitung et les suppléments de publireportages que l’on trouve même dans le Monde diplomatique en sont des exemples.

Tous ont cherché à réduire les coûts de production de l’information. Les pionniers du web-journalisme  à l’image de Slate ont souvent opté pour le journalisme de commentaire. Les télévisions peinent à préserver des plages dédiées aux grands reportages préférant les programmes de divertissement plus suivis et donc plus alléchants pour les annonceurs. Par ailleurs, les budgets engagés se réduisent et les conditions de travail des journalistes sur le terrain se détériorent : « Les temps de tournages ont été divisés par deux ces dernières années ! », nous confie Catherine Monfajon, reporter pour Thalassa et Arte-Reportage.  Très peu ont opté pour un soutien à l’inventivité rédactionnelle et au travail d’investigation. Le service public avec France Info ou Arte-Reportage fait office d’exception. Mais les piètres résultats de la fusion RFI-France 24 (mise à jour : depuis la fusion a été stoppée) et les politiques d’austérité annoncées en Europe assombrissent l’horizon.

Le déplacement du sensationnel

Il est désormais banal de dire que la massification des transports aériens et de l’accès Internet ont fait du monde un village. Mais y a-t-il assez de place dans ce village pour le « grand » reportage ? Internet a placé le grand reporter face à la concurrence du témoignage en temps réel. Avant même qu’il n’arrive sur place, des images et des vidéos de l’événement ont déjà fait le tour de la planète, lui interdisant de fait toute « exclusivité ».

La prolifération de ces témoignages participe aussi sûrement à la saturation d’images désagréables dont parlait Marcel Orphuls. Habitués dès leur enfance aux images chargées émotionnellement, les nouvelles générations recherchent soit la surenchère d’adrénaline dans les jeux-vidéos, les films d’actions ou les vidéos « trash » en accès libre sur Internet, soit l’échappée dans la fiction ou le divertissement. D’autres, au contraire, préfèrent ne pas être confrontés aux difficultés du réel. Les industries médiatiques renoncent donc à certaines thématiques de reportages. Ainsi le numéro 0 de la version francophone du magazine pour jeunes adultes Neon de Prisma-Presse a été retoqué car souvent « trop anxiogène », du fait notamment d’un photoreportage sur la pollution.

Ces explications répandues ne sont pas suffisantes pour expliquer à la fois les taux d’abstention record aux élections et le désintérêt pour l’actualité. Les représentations politiques dominantes des vingt dernières années, c’est-à-dire durant l’adolescence des jeunes adultes d’aujourd’hui, ont véhiculé la notion de « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Cette position intellectuelle, ou plutôt sa forme médiatique simplifiée, faisait du modèle occidental de gouvernement capitaliste un idéal, au mépris des dizaines de guerres et de dictatures que ces gouvernements ont pu soutenir. Elle a aussi nié aux générations postérieures toute existence historique, les dégoûtant au passage d’une réalité figée dans laquelle ils ne trouvent pas de place. Les récits fictifs dans lesquels on imagine des luttes à l’issue incertaine sont une échappatoire au détriment des messagers racontant ce réel désormais clos.

La crise de confiance

Il est presque sûr que ce désintérêt ait égratigné le personnage du grand reporter. Cette voix off, désincarnée, qui décrit objectivement la désespérance du monde a perdu dans l’imaginaire toute relation avec les personnages mythiques de Kessel, de Capa ou même de Tintin.

Extrait du film Veillées d’armes réalisé en 1993 par Marcel Ophüls

Dans le film de Marcel Orphuls, ces anonymes héroïques dissimulés derrière les figures des présentateurs vedettes, assumaient cette discrétion en évoquant leur mission d’information.

C’est aussi en grande partie du fait de ce sentiment d’utilité publique que cette « piétaille » acceptait des salaires souvent sans relation avec les risques pris et l’inconfort d’une vie de déplacements incessants. Mais aujourd’hui, avec Internet, la nécessité s’érode. Les grands reporters se retrouvent déconsidérés par leur rédaction. Poids financiers, ils prennent trop de place dans des rédactions qui s’épuisent à suivre le rythme effréné de la communication politique et qui doivent faire face à l’afflux de données publiées sur les blogs, les réseaux sociaux ou les portails d’open data.

La nomination des patrons de l’audiovisuel public par le président de la République ou les soupçons de pression politique au sein de l’AFP ont également contribué à décrédibiliser l’indépendance d’équipes ayant encore le loisir de pouvoir faire du grand reportage. Dans ces conditions, la critique par les pouvoirs publics au travers de la voix de Claude Guéant, alors secrétaire de l’Élysée, de l’ « imprudence coupable » des deux reporters français Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière, retenus en otage en Afghanistan, a résonné comme une condamnation à mort.

Le grand reporter comme le grand reportage est ainsi peu à peu remisé au placard par la majorité des médias. Trop cher, sans plus-value commerciale, sans intérêt ou tout simplement démodé, il ne semble plus avoir sa place dans les rédactions généralistes. Mais l’enterrer aujourd’hui serait aller trop vite en besogne. Dans la crise actuelle les habitudes se modifient, mais cela ne veut pas dire pour autant que la nécessité du reportage et la demande du public disparaissent.

Extrait du film Veillées d’armes réalisé en 1993 par Marcel Ophüls

Journaliste : Mais c‘est un fait qu’il y ait eu purification ethnique en Bosnie. Prijedorn, Zvornik, Foca, Visegrad, Bijeljina…
Soldat Serbe :
Non, c’est la guerre. Mais après la guerre ce sera…. différent

Le travail de terrain ? Une nécessité !

Si le reportage semble avoir perdu son qualificatif « grand » et son air d’exotisme avec le progrès des transports et des technologies de communication, le travail de terrain demeure une nécessité, peu importe où celui-ci se trouve. L’ « opulence communicationnelle » (Abraham Moles) exponentielle qui touche notre société exige la hiérarchisation et la vérification de l’information. Pour ce faire, la reconnaissance géographique et l’investigation sur place peuvent permettre d’évaluer un webtémoignage ou de recouper une source institutionnelle. Les défauts du traitement médiatique de l’enquête du juge Bruguière sur le génocide du Rwanda montrent assez bien le risque de se passer d’un tel travail. Par ailleurs, le succès de la figure du journaliste enquêteur seul contre tous, tels Denis Robert (le journaliste de l’affaire Clearstream) ou Mikael Blomkvist (le héros du bestseller Millenium), souligne une demande implicite des citoyens envers les journalistes.

Nous avons imputé la crise de confiance que traverse le grand reportage au paradigme occidental de la « fin de l’histoire ». Différents faits ont pourtant clairement ébranlé cette posture intellectuelle : La crise économique récente, la catastrophe nucléaire de Fukushima et les révolutions arabes ont fait trembler le monopole du modèle politique et économique occidental. Nous pouvons penser que dans ces conditions un regain d’intérêt pour l’actualité a lieu.

Ce fut indéniablement le cas dans les pays arabes où l’engagement de la chaîne Al-Jazeera au côté des révolutionnaires a rejailli sur ses reporters. L’un d’eux, Ali Hassan Al Jaber, mort en Égypte est désormais un martyr pour les insurgés. Si le grand reportage s’affaisse à l’Ouest, il fleurit au Qatar. Non sans arrière-pensées géopolitiques certes. Mais on ne saurait remettre en question un certain travail de terrain de ces journalistes, notamment sur le canal anglophone réputé moins partisan.

Il est possible que ces événements réconcilient également le public français avec l’information internationale. C’est ce que notait Daniel Schneidermann en mars 2011 dans une émission d’Arrêt sur image consacrée au traitement de la guerre par les médias traditionnels. Selon lui, certains habitués d’Internet seraient alors revenus vers les médias traditionnels : presse écrite, radio, et journaux télévisés. Catherine Monfajon rapportait de son côté qu’au-delà du manque de moyens, les producteurs reconnaissaient une demande réelle de la population pour le grand reportage.

Le reportage sort des médias

Il faudra attendre les prochaines statistiques pour savoir si cette demande se vérifie par une recrudescence de l’audience des médias traditionnels. Pour l’instant il semble plutôt que le public se tourne vers d’autres supports, d’autres styles et d’autres rythmes de production. Un exemple ? Le succès de la bande dessinée de reportage. Celle-ci autorise un mode d’expression plus subjectif et une relation plus directe au lecteur aptes à séduire une jeune génération sensible à l’intimité et l’authenticité du dessin. Elle offre, de plus, un confort d’investigation que le journalisme actuel ne permet pas souvent. Ainsi en 2010 Etienne Davodeau a passé un an à travailler avec son voisin vigneron indépendant dans les coteaux du Layon.

Extrait de la bande dessinée Gaza 1956 de Joe Sacco

C’est sur ce modèle lent et subjectif que se font les autres reconversions réussies du grand reportage. Les florissante maisons d’édition de livres jeunesse font figurer en bonne place des ouvrages réalistes proches du reportage dans leur catalogue. De même, le livre de grand reportage d’investigation ou d’immersion ne semble pas perdre de terrain. Citons par exemple le succès l’an passé de Dans la peau d’un maton d’Arthur Frayer.

Vers le « slow-reportage »

Mais le grand reportage a-t-il encore sa place dans les médias ? La profession semble miser comme Patrick Chauvel, sur le multimédia et la réalité augmentée, comme le montre la création de prix spécialisés notamment par France Info et la revue XXI. Ces travaux multimédias, présentés gratuitement en ligne ou, avec une audience très faible, sur tablettes, sont séduisant. Mais ils ne résolvent pas le problème du modèle financier.

Au contraire, Mediapart a réussi le pari de l’offre payante. Les bénéfices du site permettent désormais d’envisager une augmentation des reportages internationaux. Mais ce modèle économique se double d’une politique éditoriale qui prend à contre-pied la course à l’immédiateté de ses concurrents. Thomas Cantaloube dans une vidéo de présentation du site (à 9 min 30) tournée en décembre 2011 n’hésite pas à corréler actualités internationales avec recul, attente, analyse et réflexion.

C’est sur une ligne similaire que s’est construit le succès de la revue XXI, dont le tirage trimestriel atteint désormais 50 0000 exemplaires, et, dans une moindre mesure, celui du magazine de photoreportage Polka, qui tire quant à lui bimensuellement environ 20 000 exemplaires (30 000 en 2012 selon l’OJD). Tous deux ont été lancés en 2007. Dans leurs pages, les sujets de slow info sortent des sentiers battus de l’actualité. Leur légitimité est assurée par leurs partenariats avec France Info, qui les aide aussi parfois à produire des reportages.

Ces réussites semblent confirmer les prévisions du sociologue Denis Muzet. Nous assistons à un rééquilibrage de l’offre médiatique, au détriment de la presse quotidienne et au profit des médias spécialisés tels que les magazines, les revues ou les sites d’information construits autour de communautés de lecteurs plus restreintes.

Toute la question est de savoir si, ce faisant, le grand reportage ne s’enferme pas dans un public-cible cultivé, abandonnant définitivement l’envergure d’un genre à l’origine populaire. C’est certain, le prix d’une application Ipad, d’un abonnement, ou d’une revue de belle facture n’aide pas à l’ouverture vers des catégories sociales ayant peu d’habitudes médiatiques. C’est d’ailleurs l’un des regrets des fondateurs de Mediapart. La séduction de ces publics marginalisés ne se fera qu’avec leur intégration à la chaîne de fabrication de l’information. Ainsi on pourra espérer une meilleure compréhension de leurs demandes.

Rome, journalistes devant le Palais Chigi abritant le Conseil des ministres, 2012

A l’arrivée, le grand reportage a perdu quelques plumes et notamment le prestige de son qualificatif. Mais une demande du public demeure et autorise diverses espérances. L’investigation et l’analyse a froid semblent être pour l’instant des espaces de réconciliation entre le reporter et son public. Les grands médias n’ont pas su percevoir ces modifications et tempérer leur course à l’immédiateté. Les utilisateurs d’Internet recherchent pourtant des repères dans ce monde virtuel fluctuant, immense et agressif. Les reporters sont capables d’endosser ce rôle du fait de leurs méthodes de travail et de leur connaissance du terrain. Mais ils ont besoin pour cela d’un soutien des rédactions en ayant encore les moyens. La remise en cause fondamentale de la pratique n’épargnera personne. Tout dépendra des choix et de l’autocritique d’une profession qui peine à se débarrasser de ses stéréotypes. Ce pas est pourtant nécessaire pour ouvrir la profession à des formes d’information plus à même de séduire certaines tranches désabusées de la société.

Cet article s’appuie très largement sur l’étude réalisée en 2008 par Vincent Giret et Bernard Poulet, « La fin des journaux », Le Débat, 2008/1 n° 148, p. 3-15. DOI : 10.3917/deba.148.0003

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