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Leipzig – Itinéraire d’une renaissance culturelle

Qu’est ce que Leipzig ? Une ville de province allemande située à 200 km au sud de Berlin, l’ex-capitale culturelle de l’Allemagne de l’Est, une ville d’édition ayant perdu ses éditeurs, une ville au patrimoine musical prestigieux, une ville industrielle en friche et la futur ville branchée pour la jeunesse dorée européenne. Avec l’embourgeoisement de Berlin, les journalistes, allemands et américains d’abord, français depuis,ont désigné Leipzig comme sa digne héritière. Itinéraire d’une ville où la culture est en train de se transformer en or.

De ma fenêtre, je vois le clocher du nouvel Hôtel de ville de Leipzig. Une tour d’architecture néo-baroque de presque 115 mètres qui domine la ville et l’ancien bâtiment du conseil municipal à quelques centaines de mètres de là. Deux bâtiments cossus qui rappellent l’histoire bourgeoise de la ville, qui ne fut jamais un centre politique important mais l’une des premières villes de foires d’Europe. Aujourd’hui encore, l’administration et le parlement régional de Saxe sont à Dresde, à une centaine de kilomètre à l’est.

Au pied de la tour, cinq statues incarnent les qualités de la ville : Artisanat, Justice, Sciences, Musique et Édition. L’université Alma Mater a fêté il y a peu ses 600 ans. Haut lieu de la réforme protestante, elle se targue d’avoir accueilli Goethe en son temps. L’orchestre symphonique du Gewandhaus est réputé comme étant le plus ancien de l’aire culturelle germanophone, tout comme son école supérieure de musique. De son côté, le chœur de l’église Saint Thomas conserve précieusement le prestige de ses 800 ans d’existence et celui d’avoir été dirigé par Bach au début du 18e siècle. Dans les années 1930, Leipzig était la cinquième plus grande ville d’Allemagne, comptait 1096 libraires, imprimeurs et relieurs, 436 maisons d’édition et la première foire du livre du pays.

Le vingtième siècle l’a recrachée « grise et cassée », privée de ses industries liées à la fabrication du livre et blessée par le départ de dizaines de milliers d’habitants. Les témoignages la décrivent dans les années 1990 comme une cité ravagée par la guerre : Bâtiments d’usines désertés, immeubles vides et décatis auxquels s’ajoutent les stigmates que l’on colle aux anciennes régions communistes : le chômage, la déprime et l’alcoolisme.

Quinze ans plus tard, la ville déchaîne les passions journalistiques. En 2010 le New York Times l’a placée dans la liste des 31 lieux à visiter absolument. Depuis, pas un grand média allemand ne s’est épargné un sujet sur ce « nouvel eldorado culturel ». Un blog nommé « Hypezig » recense une partie de ces articles. Du tabloïd Bild à l’hebdomadaire le Spiegel, de la Sueddeutsche Zeitung à la Frankfuter Zeitung en passant par Kulturradio, tous voient en Leizpig un nouveau Berlin. En quelques mots : les loyers bas, la richesse de la vie culturelle, ses fêtes illégales durant l’été et un important patrimoine industriel à l’abandon en font une concurrente sévère de la capitale allemande.

Réappropriation

La première vague de la renaissance Leipzigoise doit beaucoup à un mouvement de réappropriation des logements et des espaces commencé dès les années 1980. Le combat victorieux de l’Alternative Wohngenossenschaft Connewitz, encore active aujourd’hui, en est la meilleure illustration. Après une lutte de plus de dix ans contre différents promoteurs cette association obtient en 1997 de la régie des bâtiments de la ville la cession des droits de propriétés de 14 immeubles que le régime communiste avait décidé de détruire. Après la réunification, s’opère dans ce même quartier du sud de la ville, Connewitz, une jonction de la scène alternative punk-anarchiste qui s’est développée à Leipzig dans la dernière décennie de la RDA et des aventuriers d’un peu partout, attirés par les espaces laissés vacants à la disparition du système communiste.

En mai 1995, un premier congrès fédéral des squatteur y est organisé et a réclamé l’arrêt de la criminalisation des occupants dans l’Allemagne réunifiée. Dans le but très clair de « lutter contre les fachos » et la vente de la ville aux intérêts privés, un « Festival international » (Weltfestspiel) du squat a lieu le vendredi 24 Avril 1998. En 24 heures les participants doivent s’installer dans le plus d’endroits possible et y rester coûte que coûte. Le texte d’invitation réclame, alors que la ville perd des milliers d’habitants chaque année : « 1 Millions d’habitants à Leipzig ! ». Il n’en faut pas plus pour bâtir une solide réputation à la ville dans les sphères de la culture underground.

Au même moment, une poignée d’étudiants sortis de l’École supérieure de graphique et d’arts du livre (Leipziger Hochschule für Grafik und Buchkunst), fondée en 1764, attire l’attention des médias internationaux. Sous l’appellation fourre-tout de Nouvelle Ecole Leipzigoise et avec le soutien de la galerie Eingen+Art, ils acquièrent un certain succès auprès des collectionneurs américains friands de ces peintres jusque là dissimulés par le rideau de fer. Un lieu devint emblématique de cette vague artistique. Plusieurs jeunes artistes, dont Neo Rauch, investirent à partir de 1994 la Spinnerei, une usine de coton en perte de vitesse, louant pour pas grand chose des ateliers dans l’un de ces vingt bâtiments à l’ouest de la ville. Dix ans plus tard, une fois l’usine fermée, certaines galeries internationales s’y installent : Eigen+Art bien sûr, mais aussi les allemands Kleindienst, ASPN, Dogenhaus, les américains de Pierogi ou les anglais de Fred. Un espace d’exposition commun est ouvert dans la Halle 14 et le lieu accueille désormais quelques compagnies de danse et de théâtre.

Alors qu’en 2007 Neo Rauch expose au Metropolitan Museum, le Guardian décrit la Spinnerei comme « The hottest place on Earth ». Peu de temps avant un article du New York Times consacré à la Nouvelle école leipzigoise mentionne déjà le charme romantique de la ville délabrée et lui reconnaît le cachet du New York des années 1950 ou de celui du Londres des années 1990.

D’autres lieux sont réinvestis de la même façon par des collectifs déterminés et souvent soutenus par les habitants. C’est le cas de l’UT-Connewitz, l’un des plus anciens cinéma d’Allemagne, fermé en 1991 et redécouvert et rénové à partir de 2001 ou de la Schaubühne Lindenfels restaurée par des comédiens du théâtre de la ville voisine d’Iéna entre 1993 et 1994. Mais certains espaces étaient déjà des places importantes de la culture alternative des années 1980, comme le naTo, qui après sa création en 1983 devint à la fois un haut-lieu de la contre-culture en RDA tout en servant paradoxalement de salle de formation pour la Stasi, la police d’état.

Volonté politique

Ces dynamiques qui tentent de remplacer l’offre de loisirs structurée de la RDA sont le fait d’initiatives privées. Sans prendre tout à fait la mesure de cette dynamique, la municipalité développe un projet culturel plutôt volontariste pour l’Allemagne. En 2014, elle réserve 126,7 millions d’euro à la culture, soit 9,3% de ses dépenses totales. Une part sensiblement plus importantes que des villes allemandes plus riches comme Cologne, Francfort ou Munich qui y consacre plutôt 5% de leur budget.

L’objectif est clairement défini dans un Plan de développement culturel qui après plus de dix ans de discussions en conseil municipal et deux ans de consultations populaires a fini par être lancé en 2008 pour une durée de 7 ans. Il est organisé autour de quelques axes majeurs : faire de la culture un marqueur de l’identité de la ville, un facteur du rajeunissement de la population – véritable défi dans une Allemagne vieillissante – et de la création d’emploi. L’accent principal est mis sur la tradition musicale de la ville. Ainsi près de la moitié du budget culturel est destiné à trois institutions de la musique classique : l’opéra avec 40,7 millions d’euro, le Gewandhaus avec 18 millions, et l’école de musique Jean Sébastien Bach avec 2,8 millions. C’est aussi sur cette corde que la ville joue la plus grande partie de sa communication en se présentant comme la ville où est né Wagner et où ont vécu Bach, Schumann et Mendelssohn. C’est le cas par exemple dès les premières lignes de la page consacrée aux investisseurs sur le site web de la municipalité.

Si le spectacle vivant s’en sort relativement bien, le théâtre central (Schauspielhaus) étant doté de 14,5 millions d’euro et le Theater der Jungen Welt de 3,3 millions, la part du budget municipal consacré aux scènes dites indépendantes reste fortement minoritaire. 126 lieux culturels de toutes disciplines – ce qui est considérable pour une ville de 530 000 habitants –, ainsi que quelques associations et compagnies (27 galeries, 24 théâtre, festivals ou compagnies, 20 représentants dans la section film/lecture, 22 salles de concerts, clubs ou ensembles musicaux et 33, dont le naTo, lieux et associations se définissant dans le domaine Soziokultur, c’est à dire comme défendant des projets engagés socialement) réunis depuis 1999 dans l’initiative « Leipzig plus Kultur », déclarent pourtant accueillirent 50% du public annuel de la ville. Suite à une campagne de leur part, la part des subventions municipales leur étant consacré est passée entre 2008 et 2013 de 2,14 à 5% du budget culturel de la ville. Ils offrent une programmation réellement intéressante et originale. Certaines petites salles de musiques, par exemple le Conne Island, qui consacre 50 centimes par visiteurs à des actions antifascistes, sont devenus des lieux incontournables de la scène hip hop contemporaine. L’UT-Connewitz propose chaque semaine deux à trois concerts de la crème du rock progressiste international. Dans un autre domaine, la très charmante salle de la Westflügel constitue l’un des seuls lieux d’Allemagne consacrés à la présentation et au soutien des Arts de la marionnette.

Tensions

La conjonction de tous ces facteurs, associée à quelques signes de reprise économique – l’installation d’une usine BMW en 2005 notamment – a démultiplié l’attrait de la ville. Depuis une dizaine d’année la population augmente, certes moins qu’à Dresde, mais de manière toutefois singulière dans un Land qui perd chaque année plusieurs milliers d’habitants. Le nombre d’étudiants, en particulier ceux originaires d’ex-Allemagne de l’Ouest, candidatant à l’université décolle significativement depuis 2010.

L’ensemble de la ville surfe sur cette bonne fortune. La campagne marketing « Liberté Leipzigoise » (Leipziger Freiheit) a remplacé celle lancée dans les années 1990 « Leipzig arrive » (Leipzig kommt). Ce nouveau slogan permet de relier le faible coût de la vie et des loyers à la « richesse culturelle » de la ville et à l’engagement de ses habitants dans la « révolution pacifique » qui en 1991 aboutit à la chute de la RDA. Avec le soutien d’acteurs publics (régie de transports urbains, compagnie des eaux…) et privés (banques, hôtels, siemens…), une organisation de marketing se charge de faire connaître la marque Leipzig autour du monde. Il y a un an, parallèlement à cela, un des plus anciens restaurants de la ville, l’Auerbachs Keller, a déposé le slogan « Leipzig, the better Berlin » et s’évertue depuis, à coup de distribution d’autocollants et de campagnes de publicité dans les médias, à dévier une partie de la manne financière et humaine qui s’abat sur la très proche capitale allemande.

Cet opportunisme économique et l’engouement médiatique suscite chez certains habitants l’impression d’être « dégradés » au rang d’ « ingrédients » du marketing, comme l’exprime Robert Schimke, l’ancien rédacteur en chef du magazine leipzigois, le Kreuzer, dans une lettre ouverte à la ville parue dans l’hebdomadaire Die Zeit. De son côté André Herrmann, le fondateur du blog « Hypezig », contraction de Hipster et de Leipzig et sous-titré : « S’il vous plaît rester à Berlin », dénonce le fait que derrière cette façade, les politiques et les journalistes négligent les réels problèmes de la ville : un chômage à 12%, l’augmentation des prix des loyers et la spéculation galopante, un milieu néo-nazis actifs et une défiance envers les quelques immigrés s’y étant installés, comme le montre actuellement de vives querelles autour de la construction d’une mosquée.

Une véritable haine du Hipster s’est développée et s’étale sur les murs à coup de bombes de peintures. Ce personnage aussi flou et fourre-tout que son pendant français, le bobo, devient le symbole de l’évolution de la ville et le martyr du mécontentement d’une part de la population qui ne se retrouve pas dans sa nouvelle image marketing branchée. Dépeint comme un homme entre 25 et 35 ans, pas forcément riche, la barbe fournie, casquette new-yorkaise, lunettes à grosses montures et sac en toile sur l’épaule, il est érigé en représentant d’une génération frivole, consumériste, poseuse, qui fait primer l’esthétique sur le politique. On peut reconnaître dans ce tableau, qui doit beaucoup, encore, à la propagande communiste, les traits d’un présumé colonisateur capitaliste ouest-allemand pervertissant les valeurs de l’Allemagne de l’est.

Engagements

Je suis venu ici, comme d’autres, attiré par un bouche à oreille me laissant entendre qu’« il s’y passait des choses d’un point de vue artistique ». C’est vrai. Pour une ville de cette taille, la vie culturelle est loin d’être ridicule. Certains projets m’ont interpellé : Le travail du chorégraphe Alessio Trevisiani, qui dans le cadre du Leipziger Tanztheater, tente la création d’une troupe constituée de jeunes amateurs et professionnels ; le projet « Konsumschlachtendenkmal » de l’artiste Verena Landau, dans lequel un camion publicitaire traversait la ville présentant une immense publicité annonçant la création d’un centre commercial dans le mémorial de la bataille des nations de 1813, dans le but de mettre en évidence la marchandisation du patrimoine historique de la ville ; « Im Absprung », une pièce sur les enfants dont les parents souffrent de troubles psychiques, mise en scène avec beaucoup de sensibilité par la leipzigoise Romy Kuhn…

Si les squats n’ont plus qu’un rôle marginal dans la vie culturelle, c’est surtout qu’il existe des moyens faciles d’occuper l’espace légalement. Sous le nom de Wächterhäuser, plusieurs collectifs ont acheté ou loué avec des baux de 99 ans des immeubles qu’ils rénovent ensemble. Ils proposent pour des loyers dérisoires les boutiques du rez de chaussée à des associations culturelles ou solidaires voire à certains artistes. En bas de mon immeuble en court de rénovation, un couple a obtenu gratuitement du fond d’investissement propriétaire, la gestion d’une boutique durant la période des travaux et y a installé une galerie. Malgré cette réelle profusion d’espaces, je n’ai pas pu reconnaître une production artistique que l’on pourrait considérer comme avant-gardiste ou simplement singulière. Les expositions des étudiants de l’école d’art, connue pour son cursus de photographie, demeurent closes sur le monde de l’art contemporain et assez peu aventureuses.

L’aspect le plus dynamisant est peut être celui du mouvement autour de la Soziokultur. Une dizaine de lieux, réunis dans une association et accueillant quelques 600 000 visiteurs annuels, défendent activement une action artistique ancrée dans la vie sociale. Ils proposent ainsi à côté de leurs programmations respectives un grand nombre de stages et ateliers destinés avant tout à la population riveraine, s’efforcent de mettre à la disposition d’initiatives locales leurs salles et s’engagent dans l’accompagnement des mouvements sociaux. J’ai ainsi eu la surprise de découvrir une salle pleine à craquer (environ 200 personnes) dans un de ces lieux lors d’une discussion organisée par des étudiants et donnant l’opportunité à quatre demandeurs d’asile d’expliquer leurs histoires et d’aborder les difficultés de leur situation actuelle en Allemagne. De même, lors d’une projection-débat d’un documentaire militant présentant des modèles d’autogestions en Amérique du sud. Ce type de présentations portées par des petites associations, qui attirent en France, selon mon expérience, une poignée de spectateurs, faisait ici salle comble.

Loin d’une vie nocturne somme toute assez limitée ou d’une programmation classique destinée à la bourgeoisie locale, ce qui fait l’originalité de la vie culturelle leipzigoise me semble donc plus être ce mélange d’espace, d’initiatives citoyennes et d’engagement politique. Les attributs d’une vie artistique qui est finalement autant à faire qu’à observer.

2 réponses sur « Leipzig – Itinéraire d’une renaissance culturelle »

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