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On se fait vieux – Réflexion sur les festivals

Plus de vingt ans de festival de théâtre de rue, ça laisse des traces. Surtout lorsqu’on est né dedans. Mais, à force, la lassitude nous prend et, avec elle, l’agacement. On revit toujours la même chose, on revoit les mêmes spectacles et les programmateurs qui s’enferment dans la politique du moindre risque. Bref, on est désabusé. On se fait vieux. Mais n’est-ce pas le festival que l’on fait vieillir avant l’âge ? On ne voit du cirque que la piste et on oublie l’agitation qu’il y a autour. On le réduit à son apparence en négligeant ce qu’il produit : la transfiguration de la cité et, par là même, le rapprochement des individus dans un nouvel être-ensemble extraordinaire.

L’enrichissement du réel

Je suis de la génération théâtre de rue. Né à Aurillac, dans les années 1980, j’ai été élevé dans le rythme lent et cyclique du festival. Sans m’en rendre compte d’abord, puis de plus en plus tendu vers ces quatre jours d’Août. Adolescent surtout. L’année, au lycée, on attendait. La veille, on trépignait. Le dimanche, imperturbable lendemain, on attendait à nouveau. Plus que 361 jours… Et, en attendant on expérimentait : jonglage, musique, danse. Nous nous projetions vers cette scène ouverte à nos premiers essais. La ville s’animait, agitée par une faune étrangère. Nous nous léchions les babines de cette effervescence bariolée qui nous conférait (enfin !) un peu d’anonymat. Une occasion de prendre le large, laissant derrière nous la morale villageoise qui accompagnait habituellement nos modestes extravagances. Il y avait, dans tout cela, quelque chose de l’arrivée d’un cirque fellinien dans la cour d’un hameau isolé. Sauf qu’ici la représentation durait une petite semaine et qu’on nous concédait, par négligence, un coin de la piste.

Nous n’étions pas les seuls à en profiter. Certains adultes se jetaient dans la fourmilière avec autant d’impatience que leurs enfants pour se gorger de représentations nouvelles. Lunettes de soleil, chapeau et crème solaire ou cape de pluie, sac poubelle et grosses chaussures, ils se transformaient en festivaliers professionnels. Le petit coussin ou le tabouret pliable, les sandwichs avalés en attendant un spectacle et, surtout, le programme du off de l’année précédente soigneusement annoté. Les compagnies à guetter et celles à éviter. Celles qui changent de noms et qu’il faut suivre à la trace. Les spectacles auxquels il faut assister dés le premier jour sinon « on voit rien »… Les bons plans de l’année s’échangeaient au coin des rues entre aficionados. Certains au contraire, disaient s’enfermer derrière leurs volets avec vivres et fusils, d’autres partaient en vacances loin du bruit. Moi j’aimais ça, ce bouillonnement qui révélait la ville et remuait les habitants. Aurillac la placide devenait Aurillac la fabuleuse.

Quelle dose d’imaginaire ! L’horizon s’élargissait. Nos frontières montagneuses s’entrouvraient un instant, pour laisser passer l’extraordinaire. Un dépucelage culturel de masse. Pour moi, ce fut la découverte de la musique tzigane, celles des fanfares, la foule hypnotisée suivant les batucadas, et puis la comedia dell’arte, le comique acide de la rue, la multiplicité des expressions poétiques, la mise en jeu du corps. Le surgissement du politique, aussi, en 2003. Chaque spectacle, chaque manifestation devint alors la preuve qu’un dialogue pouvait se construire lorsque les rôles d’artistes et de spectateurs se fissuraient. Le festival n’était plus seulement un événement culturel mais aussi une expérience sociale. J’en ai acquis des convictions.

La lassitude du consensus

Mais on se fait vieux. Épuisés par des dissertations sans fin autour de la programmation in, on n’arrive plus à se lever pour aller voir Tartare. Metalovoice et le Teatro del silencio, en alternance durant 15 ans, nous ont rendu sourds. Kumulus neurasthéniques. Délices dada bien pensants. Illotopie flasques. J’abandonne. Comme toujours Générik Vapeur nous affirme « on est tous de gauche » (1). On a envie de rajouter : « rassurez-vous ». Ça lasse… Non pas d’être de gauche mais de le répéter, comme pour se le prouver à soi-même. Cette année encore, cette compagnie ouvrait pourtant Aurillac et était accueillie en vedette au festival Vivacité à Sotteville-lès-Rouen.

C’est dans la demi-grisaille normande que je pris conscience des stigmates de ma vieillesse prématurée. Là-bas tout était très bien. La promenade en famille. Un off sélectionné adroitement et bien accueilli. De la qualité. Rien de bien méchant. Une programmation consensuelle. Les spectacles enfermés dans un parc, loin des carrefours passants. Sauf Jeanne Simone, in, pour aller chatouiller l’habitant et renverser, un peu, la monotonie des chauffeurs de trams. Sauf la compagnie 1 Watt, off, qui tente un exploit physique de trois heures de tohu-bohu et s’essouffle sans parvenir à troubler la sérénité d’une place désertée. Ailleurs, le in s’éparpille dans des lieux lointains et on laisse le off occuper les autochtones dans leur coin de verdure. « Pour leur assurer un public », confie un membre de l’équipe. « On leur réserve surtout les nuisances sonores », lâche Mohamed Kotbi de la compagnie La Litote. Quoi qu’il en soit, on ne dérange pas. La ville indomptée des cheminots, des coopératives de consommation et de l’anarcho-syndicalisme semble bien désaffectée. Est-ce vraiment cela le théâtre de rue ? L’insertion forcée d’une forme finie dans un lieu auquel on prête les caractéristiques d’un théâtre. Calme, luxe et tranquillité ? Le seul risque est celui de la pluie. Je suis désabusé. On se fait vieux…

Sous le goudron, la mauvaise herbe

Pourtant, déjà, l’élixir jaillit. Je retrouve enfin la ferveur populaire dans un Gros bal aux pieds des HLM sottevillais. La danse devient extatique dans les ruelles aurillacoises alors que la fanfare La collectore rugit de toute la puissance de ses dix saxophones. Le chœur crie : « En avant, droit devant, fils du peuple, la révolte t’attend ». « Toute la culture pour tous », renchérit avec énergie la compagnie Tout le monde dehors qui nous présente un Cid militant, revêtu de toute la véhémence d’un roi vagabond. Le Calabasse Théâtre nous annonce le retour de Marx dans une cour brûlante, prise d’une étonnante émotion. Les Z’omnis lèvent la voix et défient les feux d’artifice du in pour faire passer subrepticement l’un des plus beaux textes de Maupassant. Une autre, habituée de la rue marchande, balade cette année encore son ukulélé et son hang au son de sa voix vive. Autre part, un danseur furète à la nuit tombée sur la face obscure du square asticotant les quelques passants. On ne sait pas comment ils gagnent leur vie tous ceux-là. Un chapeau, trois CD vendus, une date décrochée. Certains travaillent à côté ou jouent dans d’autres groupes. Quelques-uns grappillent une intermittence, d’autres un RSA. Comme les autres finalement ou pas loin. Mais qui leur paye leurs résidences ? Et pourtant, quelle conviction ! Une vigueur électrisante. La rue qui d’un bond se réveille.

La grande famille de la rue ne me parle pas. Je ne vois qu’une lutte tenace entre une culture de la rue dominante et écrasante, un peu vieillie, trop établie et un underground insaisissable, qui fait parfois craquer le goudron et nous secoue dans toute sa cruauté. D’un côté, ceux qui se sont construits contre un théâtre bourgeois et qui, assoiffés de reconnaissance, n’ont fait que transposer cette hiérarchie honnie dans la rue. De l’autre, ceux qui luttent pour s’exprimer où ils peuvent, toutes dents dehors, en rongeant un système qui, dans son ensemble, ne les voit même pas. La prise en compte de cette confrontation est le gage de la conception d’une rue vivante, dynamique et dialectique.

Et ici, je renais, renouant brutalement avec une vitalité oublié. Le voici le véritable festival ! Inclassable, subjectif, subversif. Il dépasse de loin une programmation attablée devant son assiette de convictions béni-oui-oui, attirant pourtant tous les regards médiatiques. Car l’irruption de l’expression artistique au cœur même du carnaval assure le double dépassement et de la catharsis et du défoulement. Ce rapprochement du festif et de l’artistique conduit la foule rassemblée au partage poétique. Il se joue alors une tragédie dionysienne colossale dans laquelle l’humain refuse un instant de se fondre dans la chape de plomb de la sûreté, du conformisme et de la conservation. Il se produit un débordement juteux qui pue un peu la pisse et le vomi, qui monte, entêtant, et défigure nos certitudes aseptisées. Et, à Aurillac, alors que toute une ville se donne au festival et aux festivaliers, la plus grande réussite est cette extension de la scène à toute la cité qui devient ainsi un espace tumultueux dans lesquels les corps, et parfois les esprits, s’entrechoquent. Certes ce sursaut ressemble étrangement à celui d’un squelette se tortillant une dernière fois avant de s’écrouler mais dans ce brouhaha certains l’aiguillonnent encore avec toute la force de leur engagement.

  1. La remarque est de Ronan Tablantec.

Cet entretien a été publié dans la livraison 87 de la revue Cassandre/Horschamp

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