Gros scoop. Paris est dense. Ça a beau être évident, quand je rentre d’un séjour à l’extérieur de la capitale, même court, même proche, ça me souffle.
Dense diversité de la coprésence
Il suffit que je mette un pied sur le trottoir pour que le bruit me saute aux oreilles. Il suffit que je fasse quelques mètres dans la rue pour que des dizaines de publicité multicolores et animées me sautent aux yeux. Il suffit que je m’enfonce dans le métro pour que les odeurs me sautent aux narines. Il suffit que je monte dans une rame à une heure un peu fréquentée pour que la coprésence des individus pénètre ma kinésphère et me saute à la gorge.
La coprésence. Que ce concept est beau ! J’ai un dictionnaire de la géographie, que j’aime beaucoup feuilleter. Les imaginaires développés me font rêver. Dans ses pages, une ville est « un géotype de substance sociétale fondé sur la coprésence ». « La coprésence se caractérise par le rassemblement et l’agrégation en un même lieu de réalités sociales distinctes ». Voila ce qui fait le caractère proprement spécifique de la ville. Ce « couplage de la densité et de la diversité ». C’est la définition d’ « urbain ». J’aime penser la ville comme une agglomération, comme un amas de choses disparates qui reposent plus ou moins anarchiquement les unes sur les autres.
Qui dit dense, dit champ interactionnel intensifié, pour parler géographe. Pour parler couramment : plus il y a de choses et de gens concentrés dans un petit espace, moins on a de chance d’échapper à leur contact visuel, olfactif, auditif ou sensitif. Il me semble, qu’une des caractéristiques fondamentales de la vie en ville est la rapidité de la répétition de ces stimulations sensorielles. Et le résultat de ce frottement continu de l’étranger sur les frontières de notre être, n’est rien d’autre que de l’irritation.
L’irritabilité dans la ville moderne
Pour être tout à fait honnête, je n’invente pas grand-chose. J’emprunte largement et de manière très personnel à Georg Simmel. Ce très cher sociologue allemand qui dès la fin du 19e siècle a développé une réflexion sur la ville moderne qui m’est resté dans l’esprit. C’est lui qui a défini le concept d’irritabilité (Reizbarkeit), réaction spontanée de nos nerfs soumis à une trop grande quantité de stimuli (Eindrücke). Je perçois ça un peu comme un cercle vicieux.
Pour que le corps supporte l’accumulation de stimuli liées à la densité de la grande ville, la raison prend le pas sur la sensibilité. Cette domination de la raison sur le ressenti (Gemüt) y expliquerait l’hégémonie d’un modèle économique objectiviste (sachlich) qui ne perçoit l’humain et les choses que comme des valeurs matérielles. Dans cette grande machinerie, tout doit être comptabilisé, tout doit être parfaitement rythmé pour éviter la panne fatale. Un pas de côté, comme dans l’an 01, et la machine est grippée.
Cette exigence d’exactitude au lieu de nous préserver de l’irritation nerveuse la nourrie. Nous développons alors une nouvelle stratégie de protection : une aversion individualiste à l’Autre. Cette aversion peut prendre la forme du dédain (Blasiertheit) ou de l’isolement.
Je ne sais plus ce qui dans cette réflexion provient vraiment de Georg Simmel ou bien de mon souvenir de ce film sur le Berlin des années 1920 : Berlin – Die Sinfonie der Großstadt. J’ai découvert l’un et l’autre simultanément il y a quelques années et ils se retrouvent mêlés aujourd’hui dans une même représentation subjective de la ville moderne.
Psycho-sociologie de Paris
À l’heure actuelle, cette image correspond mieux à Paris qu’à Berlin. Bien loin de l’apparence industrieuse de la capitale allemande que l’on retrouve dans le film de Walter Ruttman, le Berlin actuel est vert et spacieux. Le mur et sa déconstruction (physique et mentale) ont pour longtemps perturbé la spatialité de sa société. Au contraire, parmi toutes les grandes villes européennes que j’ai traversées et habitées, Paris est un cas à part. L’irritabilité y atteint un paroxysme qui fraye souvent avec l’agressivité. Est-ce le manque d’espace ? Les logements trop petits et la quasi impossibilité de trouver un extérieur où l’on puisse être physiquement seul, isolé, non stimulé ? La tension d’un loyer trop cher à payer qui fait peser une pression incroyable sur notre relation au travail et potentiellement sur la place laissée au temps libre ?
Le métro est probablement le lieu emblématique de l’expression de ces tensions. Il est le lieu par excellence de la confrontation à l’Autre dans sa masse anonyme. Cette foule indistincte engloutit toutes nos tentatives pour faire surgir notre propre personnalité. L’image de la masse nous renvoie à la figure notre qualité d’objets, de rouages de la mécanique urbaine. Georg Simmel souligne pourtant l’importance de la création d’une apparence et d’une personnalité originale, seule manière d’exister et d’espérer lier des relations dans le marché de sociabilités ultra-concurrentiel de la grande ville. Cette peur de la disparition hante les habitants des espaces urbains. On pourrait expliquer ainsi la méfiance qu’éprouvaient déjà beaucoup d’intellectuels européens au début du 20e siècle vis-à-vis de la masse. Plus proche de nous, on retrouve un motif semblable dans la chanson Gens Pressés de Kenny Arkana.
Le flux, ce phénomène exclusivement urbain, intensifié par l’ultra-libéralisme et l’évolution technologique, devient l’image même de la dépossession de soi. C’est très clair dans cette chanson du groupe (très) parisien Fauve :
Comment se sentir lorsque nos sens sont accaparés par le flux d’informations qui nous entoure. L’irritabilité à son paroxysme peut conduire à une crise existentielle, voire déclencher des pathologies, que l’on laisse le soin aux psychologues ou aux psychiatres de l’hôpital Saint Anne de gérer.
Bien que Paris m’escagace, parfois, souvent, je n’en suis pas encore là. De mon côté, cette irritation a une conséquence étrange : je ne peux pas commencer un livre dans le métro. Je ne peux que poursuivre la lecture d’un livre déjà commencé ailleurs, auparavant, tranquillement. Comme si rien ne pouvait s’engager dans le métro, comme s’il devait rester à jamais un lieu de passage anodin. Bref.
Loin de vouloir céder à un idéal du paradis campagnard, où la vie est si saine (au milieu des sources aux nitrates, des nuages de pesticides et de certains immobilismes tuant), j’observe Paris avec une forme de fascination. Et lorsqu’un jour, au coin d’un beau cantou dans une potentielle maison en vieille pierre au cœur des montagnes, il m’arrivera de regretter la capitale. Comme Pépé le Moko, j’en arriverai à voir dans les yeux d’une messagère impromptue, la céramique blanche des couloirs du métro. Et peut être qu’alors, je regretterai, nostalgique, les courses effrénées de la grande ville moderne.
« T’as des bijoux qu’s’en est de la provocation, t’es toute en soie, t’es pleine d’or et tu m’fais penser au métro… » . Jean Gabin dans Pépé le Moko.
Une réponse sur « Socio-géographie sauvage de Paris »
Intéressantes réflexions sur la ville et notamment Paris, ville de tensions et de la difficile “coprésence”. Mais ne peut-on considérer simultanément l’argument opposé qui fait de Paris et ses banlieues un lieu de créativité où s’inventent, dans les marges, les cultures urbaines?